Au commencement était l’émotion*
Par Audric Mazzietti – Paru en janvier 2018 – L’Elephant N° 21
Les émotions ne se réduisent pas à une réaction physiologique ou à une activation dans le cerveau. Et, loin de nous égarer, elles nous guident.
Dans Le Portrait de Dorian Gray (1890), Oscar Wilde prête à son personnage principal les propos suivants : « C’est le mérite des émotions de nous mener de travers, c’est le mérite de la science d’être exempte d’émotions. ».
Depuis, nous avons appris deux choses essentielles. La première est que Le Portrait de Dorian Gray est un véritable chef-d’œuvre et la seconde est que, en matière d’émotions, Dorian Gray était à côté de la plaque ! En effet, il suffit d’instiller un peu de science dans les émotions pour se rendre compte que celles-ci nous guident bien plus qu’elles nous égarent.
Malheureusement, l’utilité des émotions est encore trop souvent laissée de côté alors que paradoxalement, ces dernières années, elles ont fait une entrée fracassante dans la société.
Chaque jour, un nouveau magazine se propose de nous apprendre à « gérer nos émotions », comme si celles-ci n’étaient qu’un frein ou un handicap à l’accomplissement de l’homme moderne.
Loin de nous aider à comprendre les émotions, ces magazines les réduisent à de vulgaires parasites de la pensée et valident au passage les clichés les plus stupides qui soient, tels que « Barbie pleure, c’est une faible femme qui se laisse dépasser par ses émotions, Ken ne pleure pas, lui, il réprime ses émotions, il est fort, c’est un bonhomme » (Maître Gims, sors de ce corps !).
Il serait alors peut-être temps de se poser une bonne fois pour toutes cette question simple mais pourtant essentielle : qu’est ce qu’une émotion ?
Illustration de James Albon
Les tripes ou le cerveau ?
« Chacun sait ce qu’est une émotion, jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition. À ce moment-là, il semble que plus personne ne sache. » C’est en ces termes qu’en 1984, déjà, Fehr et Russel résumaient le mystère qui entoure les émotions – faites le test, vous verrez !
Pourtant, un siècle plus tôt, en 1884, le brillantissime William James, un des pères fondateurs de la psychologie expérimentale, se posait déjà la question. Selon lui, une émotion serait la prise de conscience des changements corporels survenant en réponse à la perception d’un fait excitant.
Voici un exemple qui vous rendra ce charabia plus intelligible. Vous vous promenez en forêt et soudain vous tombez nez à nez avec un animal très menaçant : un ours, un sanglier, Kim Jong-un. Votre cœur se met à battre plus vite, vous tremblez et transpirez.
Selon James, c’est la prise de conscience de ces changements corporels qui constitue l’émotion, en l’occurrence la peur.
Cette théorie est connue sous le nom de « théorie périphéraliste » car elle considère que ce sont les variations au sein du système nerveux périphérique (le corps) qui causent l’émotion. Elle est aussi connue sous le nom de « théorie James-Lange de l’émotion » car le physiologiste danois Carl Lange a proposé un mécanisme similaire à celui de James un an après lui.
Tous deux s’entendent sur un point essentiel : si cette théorie est exacte, alors toute évocation volontaire et dépassionnée des variations corporelles correspondant à une émotion donnée devrait provoquer cette émotion. En effet, si l’émotion est causée par des changements corporels spécifiques, alors provoquer ces changements corporels, même dans un contexte totalement non émotionnel, devrait provoquer l’émotion correspondante. Élémentaire !
Il aura cependant fallu attendre les années 1980 et l’explosion de la psychologie expérimentale pour que des chercheurs apportent des arguments solides étayant cette théorie. Par exemple, en 1988, Strack, Stepper et Martin ont proposé à leurs participants de regarder des dessins animés avec un stylo dans la bouche. Vous allez me dire : quel rapport ? C’est très simple. La moitié des participants tenait le stylo pincé entre les lèvres, de sorte à inhiber les muscles du sourire, alors que l’autre moitié le tenait entre les dents, ce qui activait les muscles du sourire. Cette étude a montré que les participants ayant le stylo entre les dents avaient trouvé les dessins animés plus drôles que les autres, ce qui suggère qu’en effet activer de manière anodine les muscles du sourire a déclenché une émotion positive chez ces participants.
Néanmoins, cette théorie a fait l’objet de vives critiques, en particulier de la part de Cannon et Bard, fondateurs d’une approche alternative, la théorie centraliste.
Leurs études chez l’animal ont notamment permis de montrer que le comportement émotionnel n’est pas altéré quand les viscères (notez que, par « viscères », Cannon et Bard entendent les organes situés dans l’abdomen) sont déconnectés du cerveau (système central).
Par exemple, dans une étude restée célèbre, les deux chercheurs ont retiré à des chats la partie de leur cortex sensoriel qui reçoit les informations des viscères, privant ainsi le cerveau de toute information provenant de cette partie du corps. Ils ont observé que cela ne les empêchait pas d’avoir des crises de rage (en même temps, il faut les comprendre, ils étaient en train de se faire trucider…).
De plus, alors que James propose que chaque émotion est déclenchée par des changements corporels spécifiques, Cannon et Bard observent que des réactions corporelles similaires apparaissent dans des états émotionnels différents, voire dans des états non émotionnels tels que la digestion.
Vous en avez déjà fait l’expérience vous-même : quand vous avez peur, votre cœur s’accélère, mais c’est aussi le cas quand vous êtes en colère et même quand vous venez de terminer votre footing ! Une même réaction corporelle – le rythme cardiaque – se retrouve dans différents états émotionnels et non émotionnels, d’où le qualificatif « indifférencié ».
Cannon et Bard notent aussi qu’il est peu probable que l’activation de systèmes aussi lents que les viscères soit responsable d’états aussi dynamiques que les émotions. Selon eux, ce ne sont pas les changements corporels qui causent l’émotion, mais bien l’émotion qui cause les changements corporels. Ainsi, quand je croise un animal menaçant en forêt, je n’ai pas peur parce que je tremble, mais je tremble parce que j’ai peur.
Ce n’est donc pas le système nerveux périphérique qui cause l’émotion mais plutôt le système nerveux central. Malheureusement, cette théorie n’est pas exempte de critiques non plus. En effet, il a beaucoup été reproché à Cannon et Bard de ne tenir compte que de la réponse viscérale, sans évoquer la réponse musculaire, pourtant beaucoup plus dynamique. D’aucuns pourraient aussi leur reprocher d’avoir essentiellement expérimenté avec des chats, ceux-ci étant fourbes et chafouins par nature (étant moi-même possédé par deux chats, je peux le confirmer).
Illustration de James Albon
Reconnaître son émotion
Plus récemment, des études effectuées sur des patients atteints de lésions médullaires (au niveau de la moelle épinière) ont permis d’apporter une nuance très intéressante à ce débat sur l’implication ou non des réactions corporelles dans les processus émotionnels.
En effet, les lésions médullaires sont des lésions de la moelle épinière qui coupent tout contact entre le cerveau et le reste du corps. Les patients ne reçoivent donc plus aucune information du corps. Pourtant, ils continuent de ressentir des émotions, mais d’une manière beaucoup plus atténuée. Il semblerait donc que les réactions corporelles soient nécessaires mais non suffisantes pour déclencher une émotion. Cette nuance est fondamentale car elle permet de répondre à la question de la différenciation des émotions.
En effet, s’il semble que les réactions corporelles soient fortement impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans l’émergence d’une émotion, il semble aussi que celles-ci soient totalement indifférenciées. Comment dès lors les émotions peuvent-elles se différencier en peur, joie ou encore colère si la réaction corporelle qui les cause est identique (souvenez-vous de votre cœur qui s’accélère de la même manière que vous soyez effrayé ou en colère) ?
Une réponse à cette question été proposée par le psychologue Stanley Schachter dans les années 1960. Comme James, il pense que les réactions corporelles sont capitales dans le déclenchement d’une émotion mais il réfute l’idée selon laquelle ces réactions corporelles seraient spécifiques à chaque émotion. En cela, il rejoint Cannon et Bard.
C’est sur cette base que Schachter et son étudiant Singer proposent la première véritable théorie cognitive des émotions. Selon eux, les activations physiologiques sont nécessaires mais non suffisantes à l’émergence d’une émotion. Pour que la différenciation ait lieu, il faut qu’une cognition permette d’interpréter l’activation physiologique et donc de la labelliser en une émotion particulière.
Selon cette théorie « bi-factorielle » des émotions, les réactions corporelles détermineraient l’intensité du processus émotionnel alors que la cognition permettrait de déterminer quelle émotion est ressentie. Dans cette perspective, il serait donc possible de moduler l’émotion ressentie par un individu en modifiant la façon dont il interprète sa réaction physiologique.
« Dans cette perspective, il serait donc possible de moduler l’émotion ressentie par un individu en modifiant la façon dont il interprète sa réaction physiologique. »
Cette hypothèse a été testée par Schachter et Singer en 1962 grâce à une expérience originale dont voici une partie des résultats.
Ils ont injecté de l’adrénaline (qui cause une forte activation physiologique : palpitations, tremblements) à trois groupes de participants et leur ont fourni une information différente sur l’effet de l’injection.
🟡 Le premier groupe était informé que l’injection causerait des palpitations (le groupe informé)
🟡 Le deuxième que l’injection n’aurait aucun effet (groupe ignorant)
🟡 Le dernier que l’injection pouvait causer des maux de tête (groupe mal informé).
Selon la théorie bi-factorielle des émotions, le groupe informé ne devrait pas chercher d’autre cause à laquelle attribuer les palpitations alors que les deux autres groupes, en l’absence d’explication, devraient chercher une cause à leur réaction corporelle. Cette cause leur était offerte par le biais d’un compère en colère présent dans la pièce.
Les résultats de cette expérience ont en effet montré que, en l’absence d’une explication à leur état physiologique, les participants ont attribué celui-ci au comportement du compère et ont été jugés plus en colère que les participants du groupe contrôle. Ces résultats soutiennent donc l’idée que la différenciation des émotions nécessite une activation corporelle mais aussi une cognition permettant d’interpréter cette activation en fonction des données de l’environnement, afin de la labelliser en une émotion précise.
Quand les participants étaient informés des conséquences de l’injection, ils ont expliqué leur état par l’injection ; quand ce n’était pas le cas, ils ont cherché une autre explication, à savoir la présence du compère en colère. Dans les deux cas, les participants ont interprété leur réaction physiologique par une interprétation cognitive.
Voici un autre argument qui vous sera plus utile dans la vie quotidienne. En 1974, Aron et Dutton ont réalisé une expérience visant à montrer qu’il est possible de modifier l’émotion ressentie par des individus en modifiant leur interprétation de leurs réactions corporelles.
Dans ce but, ils ont demandé à leurs participants de remplir une enquête soit dans une prairie, soit au beau milieu d’un pont suspendu vertigineux. Bien entendu, le postulat de départ était que le vertige provoqué par le pont suspendu provoquerait une activation physiologique similaire à l’adrénaline chez les participants. Un détail très important : l’enquête était administrée par une très jolie expérimentatrice qui donnait son numéro aux participants en fin d’expérience pour leur permettre d’en connaitre les résultats.
Aron et Dutton ont constaté que l’expérimentatrice était rappelée par quatre fois plus d’hommes ayant été interrogés sur le pont suspendu que ceux interrogés dans la prairie. Pourquoi ? Tout simplement parce que le pont a provoqué un ressenti corporel fort (palpitations, excitation) auquel les participant ont attribué une cause qui n’était pas la hauteur du pont mais le charme de l’expérimentatrice. Il s’agit là d’une erreur d’attribution.
Une fois de plus, cette expérience valide l’hypothèse d’une action conjointe des réactions corporelles et d’une cognition venant labelliser cette réaction en une émotion particulière. Je vous recommande donc, pour un premier rendez-vous, d’aller pique-niquer au sommet du Grand Pic de la Meije, dans le massif des Écrins, plutôt qu’au parc de la Tête-d’Or, à Lyon. Vous aurez soudainement un charme terrible – et, petit avantage pratique, en cas de problème, la belle ne pourra pas s’enfuir, le pic culminant à 4 000 mètres d’altitude (3 984 pour les puristes).
Illustration de James Albon
Les cinq voies de l’émotion
Toutes ces théories s’accordent sur un point essentiel : l’émotion est un phénomène dont on peut isoler plusieurs composantes, telles que les réactions corporelles ou encore la cognition, qui interagissent entre elles. L’émotion n’est donc pas un phénomène unitaire, mais plutôt un concept multicomponentiel.
Au fil du temps, les théoriciens des émotions se sont accordés sur l’existence de cinq composantes de l’émotion. Comme nous l’avons vu, bien entendu, une de ces composantes fait référence aux réactions physiologiques et une autre à l’interprétation, l’évaluation, que nous faisons de notre environnement. Nous avons donc une composante périphérique et une composante cognitive. Quelles sont les trois autres ?
En premier lieu, il existe une composante dite de l’expression motrice (gestuelle, vocale, faciale) de l’émotion – car, ne l’oublions pas, l’émotion est aussi un système de communication !
La quatrième composante est celle des tendances à l’action. Qu’est-ce qu’une tendance à l’action ?, me demanderez-vous. C’est une prédisposition de l’organisme à réagir d’une certaine façon en réponse à un certain événement. Par exemple, quand je croise un ours dans la forêt, j’ai naturellement tendance à partir en courant et en hurlant. Mais attention ! Une tendance à l’action n’est pas un comportement, c’est une simple prédisposition qui peut, ou pas, être mise en œuvre, en fonction des apports des autres composantes, notamment de la composante cognitive.
En effet, en évaluant l’environnement, je peux constater, par exemple, que cet ours ne m’attaque pas et passe son chemin sans me voir. Dans ce cas, ma tendance à l’action n’a plus lieu d’être et ne donnera pas lieu à un comportement effectif. Bien que je ressente toujours de la peur, plutôt que de partir en courant, je reste sur place en attendant calmement qu’il passe (facile à dire).
Enfin arrive la dernière composante, celle du sentiment subjectif. Le sentiment subjectif correspond à l’infime part du processus émotionnel qui parvient à notre conscience. Quand vous avez peur et que vous vous dites « j’ai peur », c’est bien votre sentiment subjectif que vous exprimez. Cette composante est au cœur de nombreux débats car elle est souvent confondue avec l’émotion elle-même, or elle n’en est que la partie consciente, verbalisable. Il est donc important de ne pas confondre émotion et sentiment !
L’émotion est donc un phénomène multiple qui intègre plusieurs composantes. Pour autant, celles-ci sont-elles l’émotion ? Non ! En effet, vous l’avez certainement constaté, ces composantes ne sont pas émotionnelles en elles-mêmes.
Rappelez-vous : les réactions physiologiques, viscérales par exemple, n’ont rien d’émotionnel puisqu’elles peuvent se rattacher à une émotion autant qu’à la digestion. Il en va de même pour votre cœur qui accélère de la même manière quand vous avez peur ou quand vous faites du sport.
Dans ce cas, quand parle-t-on d’émotion ? Eh bien, on parle d’émotion quand ces cinq composantes fonctionnent de façon synchronisée.
Retournons dans la forêt. Face au danger, mon cœur s’accélère, je transpire (composante physiologique) ; je crie, mes yeux s’écarquillent (composante de l’expression motrice) ; j’ai tendance à vouloir m’enfuir en courant (composante des tendances à l’action) ; j’évalue mon environnement et en déduis que cet animal est dangereux et menaçant, et que je ne suis pas de taille à l’affronter (composante cognitive) ; je me rends compte que je suis terrifié (composante du sentiment subjectif). L’émotion correspond précisément au moment durant lequel toutes les composantes de l’organisme fonctionnent de façon synchronisée, en réponse à la survenue d’un événement. Ce qui est fascinant avec les émotions est qu’en vérité elles n’ont pas de consistance propre. Elles ne sont qu’un concept hypothétique qui correspond à un moment dans le temps.
L’émotion correspond précisément au moment durant lequel toutes les composantes de l’organisme fonctionnent de façon synchronisée, en réponse à la survenue d’un événement.
C’est pour cette raison qu’il est peut-être plus juste de parler d’épisode émotionnel que d’état émotionnel. Cette erreur résulte en grande partie de la confusion systématiquement faite entre le phénomène émotionnel et le sentiment subjectif, qui n’en est qu’une partie.
En y réfléchissant bien, cela explique certainement aussi pourquoi les émotions sont vues d’une manière si péjorative.
En effet, si nous reprenons l’exemple que j’ai cité quelques lignes plus tôt, la différence entre l’émotion perçue et le véritable phénomène émotionnel en jeu est flagrante.
Face à cet ours, je ressens de la peur, cette impression de perdre mes moyens et mon courage. En vérité, le processus émotionnel en cours est bien plus complexe. J’ai évalué mon environnement, j’ai pré-activé les réponses comportementales les plus adaptées dans le but d’être prêt à répondre le plus efficacement possible, j’ai communiqué le danger et j’ai préparé mon corps à réagir. Je n’ai pas du tout perdu mes moyens, bien au contraire ! Quand mon cœur s’accélère, j’en déduis que je suis une poule mouillée terrifiée alors que mon organisme, lui, augmente l’afflux sanguin dans les muscles pour préparer mon corps à réagir. Grâce aux émotions, je me suis préparé à fournir la meilleure réponse possible à l’événement auquel je suis confronté.
C’est bien là le rôle des émotions : découpler l’événement de la réponse pour nous permettre d’analyser notre environnement et nous préparer à fournir la meilleure réponse possible. Ainsi, nous ne fournissons pas mécaniquement une réponse standard à chaque événement qui se présente, grâce à nos émotions, qui viennent s’insérer entre l’événement et la réponse pour nous permettre une analyse fine et une réponse qui soit la plus adaptée possible. Si ce n’était pas le cas, nous partirions systématiquement en courant en voyant un ours dans sa cage au zoo…
Laissons donc nos émotions faire leur travail !
* Ce titre s’inspire d’une citation de Céline tirée de L’Église.